Les deux frères racontèrent qu’ils étaient de grands savants (Albert et Frank Einstein disaient-ils pour rire) et, pour le prouver, assomèrent les deux jeunes femmes d’histoires à dormir debout: la relativité générale, les généralités relatives et restreintes, la poussée d’Archimède, Dieu, les anges, Planck, le nombre ?, le système alpha centauri et le système Debian IV, etc.
Cécile, comme Valérie, commençait à trouver les deux garçons un peu pénibles. Entre les supporters de rugby, les historiens locaux un-peu-peintres-un-peu-poètes et les théoriciens du dimanche de la physique quantique, la région Midi-Pyrénées avait, certains soirs, quelque chose d’assommant pour de jeunes employées de mairie qui voulaient juste se changer les idées en dansant.
Impossible cependant de bouger ou même de parler, les deux demoiselles étaient comme paralysées, leurs corps ne leur obéissaient plus. Ou presque, car lorsque Šibor avait dit à Cécile: «prenez une cacahuète», celle-ci s’était exécutée comme un automate, se redressant pour aller chercher, avec une précision mécanique, une seule et unique arachide dans le bol. Elle n’aimait pas les cacahuètes.
Qu’est-ce qu’il y avait dans ces verres?
Les jumeaux continuaient de causer inlassablement, l’un commençait une phrase que continuait l’autre en rebondissant sur ses propos dans une parodie de dialogue: «mais oui, Bhora, tu as bien raison, et d’ailleurs sais-tu que…».
Ils parlèrent plusieurs fois du grand honneur que c’était, pour Cécile et Valérie, d’avoir été choisies, sélectionnées, élues, ils insistèrent plusieurs fois sur la valeur de leur sacrifice, sur le fait que les habitants de Deneb IV qui grâce à elles allait être repeuplée leur seraient toujours reconnaissants. «Vous comprenez que nous devons réquisitionner votre enveloppe charnelle et nous en servir à notre guise, n’est-ce pas?»
Elles entendaient bien les mots mais dans leur état de fatigue et de confusion elles n’y comprenaient strictement rien.
Les deux frères se levèrent d’un seul coup. «À présent, veuillez nous suivre, nous allons vous montrer votre lieu d’habitation pour les quinze années à venir», dit Šibor.
Depuis la brume qui l’empêchait de réfléchir, Cécile arriva à dire quelque chose comme «Ah, vous êtes sympas vous au moins vous n’étiez pas devant le rugby».
Les jumeaux prirent aussitôt un air stupéfait.
– «Le rugby!» lança Šibor en regardant la date sur son téléphone «Nous ne sommes pas vendredi, nous sommes samedi!».
– «Vite!» répondit Bhora.
Sans prendre la peine de s’excuser de devoir prendre congé, les deux frères se ruèrent à l’extérieur. L’un dit : «Tant pis! Nous trouverons des incubatrices une autre fois!» ; l’autre répondit «Tu as raison Bhora».
Il y a des choses sacrées. S’ils se dépêchent, ils verront la dernière demi-heure du match, c’est déjà ça. Finalement, ils ne sont pas si bizarres qu’on le dit!
(fin)
Une réflexion sur « Soirée de championnat (3) »