Les deux hommes, deux jumeaux prénommés Boha et Šibor, étaient bien connus des gens de la région, c’étaient même à leur manière des vedettes. Ils ne quittaient pourtant leur propriété — un mystérieux petit château dont la plupart des fenêtres avaient été murées et dont le jardin n’était plus entretenu depuis bien longtemps — qu’une fois ou deux chaque semaine pour aller au marché, soit à Auch soit à Fleurance soit encore, mais de manière tout à fait exceptionnelle, à Lectoure. Leurs apparitions suscitaient toujours des chuchotements : «tu as vu qui c’est?» — «c’est eux!». Ce ne sont pas leurs recherches controversées sur la physique élémentaire qui les rendaient localement si célèbres mais simplement les rumeurs qui courraient à leur sujet. Quand quelqu’un disait «ils ne sont pas d’ici», il s’en trouvait toujours un autre pour assurer qu’il avait entendu dire que leur grand-mère s’appelait sans doute Eozasse ou Cafigue, des patronymes du cru.
Parfois même, un nonagénaire jurait qu’il les avait connus alors qu’il était lui-même enfant, qu’il avait volé des pommes dans leur jardin. Il s’étonnait au passage qu’ils aient si peu changé. Malgré leur bizarrerie, on les avait acceptés, ils faisaient partie du paysage, bien qu’on les craignit un peu. Des rumeurs de disparition courraient, entretenues par l’inconséquence de certains. Lorsqu’un adulte noyait des chatons, par exemple, il disait à ses enfants «Je les ai vus trainer vers le château… Il se passe des choses bizarres là-bas». Les gendarmes n’avaient jamais osé se déplacer pour vérifier quoi que ce soit: des chatons, après tout…
Personne en tout cas n’avait jamais vu les jumeaux étranges dans un night-club des alentours d’Auch ni même jusqu’à Mirande.
Cécile et Valérie les avaient bien vu entrer — comment ne pas les remarquer — et avaient, du coin de l’œil, observé leur manège. Sans perdre les deux filles des yeux une seconde, les deux frères s’étaient dirigés vers le bar, avaient commandé deux verres. Il sembla à Cécile, mais elle était trop loin pour en jurer, qu’un des jumeaux avaient profité d’une seconde d’inattention du barman pour verser un liquide non-identifié dans les verres, à l’aide d’une pipette. «Le secret de leur éternelle jeunesse?», se demanda-t-elle.
Un bruit subit de sirène accompagné de lumières folles, de fumées et d’une espèce d’explosion se déclencha alors au milieu de la piste de danse, faisant sursauter tout le monde. Cécile et Valérie n’eurent pas le temps de se demander s’il y avait un incendie ou s’il s’agissait d’une blague, la voix chaude du deejay se fit entendre dans les hauts parleurs : «Fausse alerte les amis, j’essayais quelque chose».
C’est à ce moment là que les jumeaux accostèrent les deux jeunes filles, chacun un verre à la main. De manière parfaitement synchrone, ils leur dirent : «Bonjour mesdemoiselles, pouvons-nous vous offrir un verre?». En temps normal, Cécile et Valérie ne sont pas bien farouches, alors imaginez comme elles accueillirent les deux hommes étranges ce soir de disette. Conforme à ses habitudes, Valérie osa sa bonne vielle blague et demanda «Qu’est-ce qu’on risque?»
Les yeux subitement inquiets des deux frères se croisèrent, ils mirent presque deux secondes avant de se décider à répondre: «ce que vous risquez? Mais rien, mademoiselle, je vous l’assure.»